Mémoire de Master et étude de nos écrits !

Par Valéry K. Baran et Hope Tiefenbrunner.

Dans le milieu de l’écriture, on rencontre des personnes formidables. On le dit régulièrement : nos années d’écriture sur le net, d’abord dans le milieu de la fanfiction puis dans celui des écrits originaux, ont été des années géniales durant lesquelles, en plus d’avoir « appris » à écrire, véritablement, nous avons tissé de nombreux liens. Certains lecteurs et certaines lectrices nous faisaient même sautiller de joie rien qu’en voyant qu’elles nous avaient adressé un commentaire, tant on savait qu’il serait aussi intéressant qu’agréable à lire.

Alexane Lepoan fait partie de ces dernières. Les années sont passées, elle étudie depuis les métiers de l’édition à l’université de la Sorbonne (on lui a déjà dit qu’il faut absolument qu’elle postule derrière chez nos éditeurs, qu’on bosse ensemble !). Et, comme mémoire de Master 1, elle a choisi de travailler sur le sujet suivant, sujet qui nous touche particulièrement étant donné que nous nous y retrouvons totalement dans notre parcours sur le plan de l’écriture :

« Stratégies éditoriales et littérature industrielle : l’homosexualité masculine dans la fanfiction »

Et, pour ce mémoire, elle a étudié à plusieurs reprises, parmi d’autres éléments constituant ce mémoire, certains de nos écrits ainsi que notre parcours, tant dans la fanfiction que dans, depuis, la publication chez éditeur.

Comme la lecture de ce mémoire en entier nous a ravies et que les analyses qu’elle a faites de nos textes sont vraiment excellentes (en plus de révéler quelques éléments en « off », pour les curieux), nous lui avons demandé si elle acceptait que nous les re-postions sur ce blog et elle a dit « oui ».

Au menu, donc, (des analyses passionnantes !) :

Liaisons, embrouilles et un rouleau disparu (Valéry K. Baran, alias Kumfu dans le milieu de la fanfiction), pour le sujet de l’écriture parodique et du démontage en règle de stéréotypes dans la fanfiction,

C’est fou ce qu’il me ressemble, ce petit (Hope Tiefenbrunner alias Opelleam dans le milieu de la fanfiction), pour l’art d’aborder le sujet délicat du mpreg sans vraiment l’aborder,

– et L’initiation de Claire pour le passage de la fanfiction à l’originale et les doutes et questionnements de l’auteur,

– Plus un petit extrait de la Conclusion.

 

Toutes les parties qui suivent sont extraites du mémoire d’Alexane Lepoan : « Stratégies éditoriales et littérature industrielle : l’homosexualité masculine dans la fanfiction »

C’est fou ce qu’il me ressemble ce petit

2.32 Une volonté de dépasser les limites physiques et morales

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Le deuxième type d’histoires sur lequel nous voudrions nous appesantir est le Male-pregnant (M-preg), c’est-à-dire la possibilité pour deux hommes de pouvoir enfanter et donc avoir une progéniture biologique. Ces récits sont souvent écrits dans des univers plus ou moins magiques, permettant ainsi aux personnages masculins de procréer par l’intermédiaire de sorts ou de potions par exemple. Nous avons cherché à comprendre pourquoi les écrivains de fanfictions s’essayaient à ce genre. Voici quelques idées pour tenter de saisir ces histoires. Il y a une volonté de rendre possible à deux hommes d’avoir leurs propres enfants car il y a une sorte « d’injustice » à ce que seuls les hétérosexuels puissent connaître cela. Ensuite, cela permet à des femmes de faire subir à des hommes la grossesse, justement. Bien sûr, par l’intermédiaire de la fiction, mais cela crée tout de même une sorte d’égalité. L’exemple de C’est fou ce qu’il me ressemble ce petit d’Opelleam est représentatif de ce type d’écrits. Dans les notes de l’introduction à sa fanfiction, cette auteure prévient ses lecteurs que son texte est un « M-preg » :

Notes : Attention ceci est un M-preg, donc un homme qui est tombé enceint. Je compte le justifier autant que faire se peut càd… pas beaucoup. Mais je reprendrai les termes de l’auteur anglais JELP « Alors, les hommes peuvent marcher sur l’eau, cracher des boules de feu, abriter des démons, invoquer des créatures gigantesques issues dont ne sait où, mais ils ne pourraient pas tomber enceint ?103 » C’est vrai quoi !

Opelleam met en avant l’invraisemblance de son récit mais aussi le fait que Naruto est un manga où des événements improbables se produisent. Ainsi, pourquoi ne pas faire en sorte que deux hommes puissent avoir un enfant ? Elle explique également qu’elle essaiera de justifier la grossesse de Naruto autant que faire se peut. Dans cette histoire, l’écrivaine se focalise sur les personnages principaux, Naruto et Sasuke, qui étaient dans la même équipe de ninja dans leur jeunesse. Ce dernier a quitté le village de Konoha où ils ont grandi pour rechercher du pouvoir et est donc devenu un traître. Cependant, Naruto n’a eu de cesse de le chercher et d’essayer de le raisonner. Le récit commence par l’annonce du retour du ninja déserteur. Naruto, l’ayant revu quelques années plus tôt, avait eu une relation sexuelle avec lui et était tombé enceint. Lorsque son amant revient au village quelques années plus tard, il élève déjà leur fils Riju. Sasuke n’est pas au courant qu’il est le père de l’enfant et ne l’apprendra quelque temps plus tard. Il se rend compte de la ressemblance entre le petit garçon et lui, sans la comprendre. Sakura, leur coéquipière, plaisante d’ailleurs à ce sujet avec Naruto : « Oui, je ne vois pas comment il [Sasuke] pourrait penser qu’il est son père. Tu sais bien que les garçons ne tombent pas enceint ! » Cette réplique humoristique montre à quel point la situation n’est pas pensable, même pour des ninjas. Pourtant, le second père finit par poser des questions et avoir le fin mot de l’histoire : durant leur rapport, les deux amants se sont écorchés les mains, ont mélangé leur sang et, sans faire attention, les ont posées sur le sceau qui se situe sur le ventre de Naruto. Celui-ci porte en lui un démon renard aux pouvoirs démentiels et qui a réussi à concevoir un enfant. Ayant découvert que Riju était son fils, Sasuke décide de reconquérir son amant et de faire partie de leur vie. Finalement, les deux pères commencent une vie commune et la question se pose d’avoir un deuxième enfant, notamment car Sasuke n’était pas là durant la grossesse ni les trois premières années de Riju. Cette histoire se veut légère et est empreinte de beaucoup de tendresse comme nous le montre la scène suivante que l’on observe à travers les yeux de Naruto :

Son fils avait désormais la face d’un chat, les oreilles fièrement dessinées sur son front, les moustaches sombres s’étalant sur ses joues, son nez était couvert de noir dont un trait descendait jusqu’à la lèvre supérieure du petit pour bien désigner le museau. Sasuke s’était visiblement bien prêté au jeu et Riju avait dû être ravi, ni lui ni Sakura n’avaient jamais réussi à faire quelque chose d’aussi ressemblant. L’Uchiha était doué, mais avec un sharingan pour s’aider, aussi… Le petit semblait incroyablement bien, à moitié couché sur son père, la tête bien calée sur le corps de ce dernier, un bras et une jambe pendant à moitié du canapé.

Cette description est tout à fait attendrissante. Sasuke et son fils se sont endormis après qu’ils se sont dessiné des animaux sur le visage. Le second père les surprend alors lovés l’un contre l’autre. Dans la plupart des fanfictions M-preg, l’accent est d’ailleurs mis sur la tendresse et l’amour du couple homosexuels qui souhaitent avoir leurs propres enfants, plutôt que sur l’explication de la grossesse et son déroulement. Ce qui intéresse donc les auteurs-lecteurs, c’est de donner la possibilité à deux hommes qui s’aiment d’avoir une progéniture.

 

Liaisons, embrouilles et un rouleau disparu

Partie 2.33 L’écriture parodique, une forme d’émancipation

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Comme nous l’avons mentionné, l’auteur Cocoli conseillait aux écrivains de lire de nombreuses fanfictions afin de cerner les différents stéréotypes et clichés qui les constituent. Ainsi, ils peuvent prendre du recul par rapport à eux et essayer de les dépasser. Un des moyens de le faire est de les tourner en dérision grâce à la parodie. Le texte de notre corpus Liaisons, embrouilles et un rouleau disparu de Kumfu est un exemple très pertinent de cette prise de conscience des stéréotypes inhérents au monde de la fanfiction et des mangas en général. L’auteur s’ingénie dans ce récit à déconstruire plusieurs stéréotypes comme elle l’annonce dans l’introduction du septième chapitre : « […] je me permettrai des petites entorses au classicisme des fanfics YAOI SasuNaru comme par exemple dans le dernier chapitre (et c’est d’ailleurs ce qui m’amuse le plus dans cette fiction : jouer avec les « clichés » du genre, pour ceux qui l’auront remarqué) ». Ainsi, les lecteurs sont prévenus : elle ne cherche pas à écrire une fanfiction yaoi classique, avec ses traditionnels clichés. Au contraire, elle souhaite « jouer » avec eux et elle adopte un ton humoristique pour les moquer. Nous avons choisi d’étudier les stéréotypes de la fangirl et l’homme dominant (seme) et l’homme dominé (uke) que Kumfu insère dans son récit.
Le personnage choisi par l’auteur pour représenter la parfaite fangirl est Sakura. C’est une jeune femme ninja, ancienne coéquipière de Naruto et Sasuke et qui est donc assez proche d’eux. Cependant, elle ne sait pas que ces deux amis entretiennent une relation amoureuse. Elle le découvre lorsqu’elle les surprend en train de s’arracher leurs vêtements au cours d’une « bagarre ». Voici les premières réactions de Sakura lorsqu’elle aperçoit la scène : « Les yeux écarquillés, sautillant à moitié sur place, elle se tapota des deux mains les joues qu’elle sentait être devenues vachement chaudes, là tout de suite, bouillantes même, fumantes, rouges ! » et « Hou là hou là, ses neurones étaient en surchauffe complète et pas que ses neurones, d’ailleurs […]. » Ces deux citations sont très révélatrices du stéréotype de la fangirl de yaoi. Le personnage a des comportements exagérés en observant ses deux coéquipiers : elle sautille et rougit. Le sautillement dénote une réponse enfantine au trop plein d’émotion qui la gagne et qu’elle ne sait pas gérer autrement qu’en bougeant. Si cet acte paraît puéril, le fait qu’elle rougisse et qu’elle ait chaud ne l’est en revanche plus du tout. Ces deux aspects trahissent au contraire l’excitation sexuelle qu’elle ressent à voir deux hommes ensemble. De plus, l’auteur décrit une partie de la scène sensuelle à travers le regard de la jeune femme, introduisant la notion de voyeurisme : « elle se fixa à nouveau aussi vite sur la scène, fébrile », « en voyant soudainement » et « elle releva la tête ». Le caractère obsessionnel de la fangirl yaoi se révèle notamment par cette volonté de « voir » les deux personnages masculins au cours de leurs ébats. Le personnage de Sakura est le miroir de la lectrice qui « regarde », via la lecture de la scène de sexe décrite, deux hommes faire l’amour. Kumfu renforce cette idée de reflet entre Sakura et les lectrices en posant la question rhétorique : « Qui ignorait encore que Sakura était une pure fangirl doublée d’une yaoiste perverse ? », permettant ainsi de créer un rapprochement entre elles. De même, l’écrivaine relate un rêve de la jeune femme dans lequel elle pose des questions à son ami Naruto sur les relations sexuelles homosexuelles, montrant ainsi la fascination que cela exerce chez la gente féminine :

« Ben… Dis-moi, c’est différent entre mecs ?
[…]
‒ Ben, oui. Maintenant, si ta question concerne la pénétration… techniquement, pas des masses, tu sais, si tu as déjà pratiqué la…
‒ Euh… Oui oui, je comprends mais…
Ses yeux étaient devenus brillants à la manière d’une petite fille devant un jouet neuf.
‒ Il y a le coup de la prostate, fit-elle remarquer en levant un doigt.
‒Ahhh. C’est ça qui te turlupine, alors. Ça t’intéresse, hein ?
Elle hocha la tête avec excitation.
‒ Oui il y a ça en effet mais… Bon ok. Alors, écoute-moi bien parce que je vais te révéler un secret. Normalement, ce n’est pas vraiment le genre de trucs dont on parle aux filles mais… allez, puisque c’est toi, je veux bien te le dire.
Sakura était déjà en train de sautiller sur place, comme une gamine.
‒ Alors, il y a un truc que tu ne peux absolument pas deviner en tant que femme sur les rapports entre mecs et c’est vrai que pour toi, ça peut avoir un côté un peu… « magique », peut-être… probablement. Bon. Tu veux vraiment que je te le dise ?
‒ Ouiiii…»

Ce passage accentue le côté enfantin (« à la manière d’une petite fille devant un jouer neuf », « comme une gamine ») mais amène également l’idée d’une fascination pour les rapports sexuels entre hommes. En effet, on remarque que Sakura cherche à comprendre ce qui différencie la relation homosexuelle d’une relation hétérosexuelle (« c’est différent entre mecs ? ») et propose un début de réponse avec l’idée de la « prostate ». Cependant, son rêve s’interrompt au moment où Naruto va lui révéler un « secret », un « truc » qu’elle ne peut pas « deviner en tant que femme ». La fin du rêve peut servir à exacerber la frustration de Sakura (et des lectrices) mais aussi peut-être à signifier qu’il n’y a pas de « secret » particulier justement ou qu’il serait de toute façon incompréhensible pour une femme de saisir ce « truc » car elle ne pourrait l’expérimenter elle-même.
Nous aimerions maintenant nous pencher sur la déconstruction du stéréotype du seme et du uke. Au début de cette fanfiction, Naruto est présenté comme étant un uke. Il ne parvient pas à résister aux avances de son ami et coéquipier Sasuke, l’archétype du seme qui le domine dans chacun de leurs ébats. Kumfu joue avec ce stéréotype dès les titres de ses chapitres. Le chapitre deux s’intitule en effet : « Le coup du placard ou “D’où qu’il y a écrit ‘uke’ sur mon front ?” » La deuxième partie du titre montre que le personnage uke doit être reconnaissable par des caractéristiques physiques ou mentales – mignon et émotif – qui permettraient alors aux gens extérieurs de le catégoriser. C’est d’ailleurs par ces particularités que Suigetsu, un personnage secondaire, arrive à savoir qui a le dessus dans la relation entre Sasuke et Naruto. Il pose la question aux principaux concernés : « ‒ Uke ou seme ? » N’obtenant pas de réponses, il conclut lui-même : « Uke, forcément, renchérit le jeune homme aux cheveux pâles avec délectation. Il est mignon, d’ailleurs […]. » Si l’auteur s’amuse donc avec ce stéréotype, il est clair que le personnage de Naruto n’y correspond pas vraiment. Elle ne le décrit jamais physiquement en ce sens. D’ailleurs, elle renverse peu à peu cette catégorisation simpliste. Naruto déclare en effet à son amant qu’il aimerait lui aussi avoir le dessus. Leur relation prend alors de la profondeur : Sasuke refuse de se laisser dominer car il a peur de se laisser aller, de s’abandonner à son coéquipier mais ses résistances tombent peu à peu. Le titre du dernier chapitre, toujours sur le ton humoristique et parodique, est révélateur : « “Retour à la maison” ou “Sasuke uke uke uke !” » La deuxième occurrence nous fait comprendre que Sasuke va alors adopter le « rôle » du dominé. Kumfu a donc choisi de faire un « switch », verbe qui signifie en anglais « changer/échanger de », c’est-à-dire une fanfiction qui permet aux protagonistes d’être à tour de rôle « dominé » et « dominant ».
Cette fanfiction à la fois sérieuse et parodique souligne le fait que les écrivains peuvent avoir conscience des stéréotypes de la fanfiction et qu’ils peuvent alors choisir de s’en débarrasser. Kumfu les décrit ici pour pouvoir mieux les renverser. Ces personnages, même si parfois excentriques de par le style humoristique, sont cependant profonds et la relation homosexuelle illustrée par Sasuke et Naruto montre la complexité de leurs rapports.

 

L’initiation de Claire

3.32 Une auteur « hybride130 » : le cas de Valéry K. Baran

La romance homosexuelle commence à se faire connaître et certains auteurs de fanfictions cherchent alors à publier leurs écrits dans ce genre. Le cas de Valéry K. Baran est un exemple significatif bien qu’ambigu que nous aimerions présenter
En 2006, cette auteure découvre le monde de la fanfiction et publie son premier texte en 2007. Elle a été présente sur divers fandoms mais majoritairement sur celui de Naruto (15 écrits) jusqu’en 2012, où elle écrivait surtout des récits romantiques et/ou érotiques, portant principalement sur le couple Naruto/Sasuke. Cette même année, elle a commencé à écrire également ses propres fictions, publiées sur le site fictionpress affilié à fanfiction.net mais qui regroupe quant à lui des textes originaux. Puis elle a décidé de tenter sa chance dans le monde de l’édition.
Un de ses premiers textes publiés, et sur lequel nous souhaitons nous concentrer, est L’Initiation de Claire, un e-book paru aux Éditions Harlequin le 18 juin 2014. Cette nouvelle érotique BDSM était à l’origine une fanfiction intitulée Eros dans sa cage de fer, qui se déroulait dans notre monde contemporain et mettait en scène Sasuke et Naruto. Afin de la soumettre à une maison d’édition, elle a choisi de la réécrire, le thème BDSM étant un univers qu’elle appréciait particulièrement, et de la transformer en romance hétérosexuelle, plutôt qu’homosexuelle. Elle explique en effet dans un article qui présente la genèse de cette œuvre :

J’aimais beaucoup cette fiction et je pensais déjà qu’elle avait un potentiel intéressant, un potentiel que j’avais peut-être sous-exploité en essayant de la faire entrer dans les petites cases de mon type d’écriture habituel. Je me suis demandé aussi si, en l’écrivant en M/M, j’étais allée au bout du processus que j’avais alors commencé et qui était de vouloir écrire un texte s’adressant aux lectrices comme moi, soit aux femmes, et pouvant leur parler réellement concernant leur curiosité au sujet de cette sexualité. J’avais en effet totalement construit cette fiction dans le but de permettre aux lectrices de se projeter dans le parcours du personnage principal, de les renvoyer à leur propre curiosité, à leurs propres craintes, à leur propre envie de découverte…

Finalement, deux ans après l’avoir écrite, j’ai décidé de la retravailler intégralement, avec d’autres personnages, vraiment originaux donc avec un vécu, une personnalité propre, etc., et en hétéro, pour voir ce que donnerait cette deuxième approche.

Contrairement à Cinquante nuances de Grey, qui comme nous l’avons vu n’a que très peu été retravaillé, Valéry K. Baran a modifié presque totalement son texte. Elle a choisi tout d’abord de ne pas en faire une romance homosexuelle, alors qu’elle en était une à l’origine, mais de créer de nouveaux personnages, Claire et Matthieu, qui n’ont pas de rapport avec les deux protagonistes du manga, que ce soit physiquement ou mentalement. Si elle a gardé le déroulement des événements ainsi que les lieux – qui était de son invention puisque la fanfiction se déroulait dans notre monde –, elle a longuement réécrit son texte : « La fiction « L’initiation de Claire » est une réécriture d’une fanfiction que j’ai écrite il y a plusieurs années (et j’insiste sur le mot « réécriture » parce que vous n’imaginez pas les heures de travail que j’ai fait dessus… Non non. Vous n’imaginez pas). » Si certains auteurs décident de publier leurs fanfictions sans pratiquement les retravailler, on se rend compte que cette écrivaine a choisi au contraire d’améliorer et de modifier son texte avant d’envoyer son manuscrit aux Éditions Harlequin. Cela prouve, selon nous, une volonté, non pas de gagner « facilement » de l’argent, mais de s’émanciper de l’univers de la fanfiction et de s’accomplir en tant qu’auteur.
En parallèle de cet envoi, Valéry K. Baran avait également préparé une version homosexuelle de son texte qu’elle souhaitait envoyer aux éditions Laska situées au Canada. Elle hésitait en effet entre une romance hétérosexuelle et homosexuelle :

Juste pour info, je viens de recevoir un mail des éditions harlequin à qui j’avais proposé cette fic’ il y a un moment, mais dans une version « hét » (oui, quand je dis que je l’ai beaucoup brassée, cette fic’, je ne le dis pas pour rien XD). Et, alors que je me prépare à l’envoyer à Laska dans une version slash (je suis une girouette, je le sais), voilà qu’ils me répondent enfin pour me dire qu’ils veulent l’éditer

Lorsqu’elle a appris que la maison d’édition française était d’accord pour éditer sa première réécriture, l’auteur ne savait plus exactement si elle souhaitait que son histoire paraisse en version hétérosexuelle ou homosexuelle. Elle leur a donc envoyé également la deuxième réécriture mais la directrice éditoriale de Harlequin a insisté pour obtenir les droits de celle présentant les personnages de Claire et Matthieu. Face à cette proposition, l’écrivaine était très indécise et elle explique que la transition du monde de la fanfiction à l’édition est complexe : « Enfin bon, pas facile le passage du « je publie ce que je veux sur le net, où je le veux, quand je le veux, je retire ma fic si je le veux plus tard, je la réécris en autant de version que je le veux », etc. à « là, il faut prendre une décision, et une décision intelligente parce qu’il n’y aura plus la possibilité de changer ensuite ». » Cette déclaration souligne les différences entre le monde de l’amateurisme, et notamment dans la fanfiction où tout est permis, et celui du professionnalisme, avec des décisions « intelligentes » à prendre si l’on désire continuer à publier dans une maison d’édition.
Finalement, elle a accepté d’éditer son texte en version hétérosexuelle. De prime abord, nous avions pensé que la directrice éditoriale avait refusé le récit slash car ce n’était pas une thématique vendeuse. Il s’est avéré que ce n’était pas le cas et l’auteur nous a indiqué les réticences de Karine Lanini :

Les arguments de mon éditrice ont été multiples : 1) elle m’a dit clairement que le meilleur potentiel de ce texte était en hétéro, et ça rejoignait les raisons pour lesquelles j’avais fait cette réécriture ainsi : parce que ce texte était construit de A à Z pour répondre à la curiosité des lectrices concernant cette sexualité et leur permettre de se projeter dedans par cette avancée progressive de Claire vers la séance de BDSM. Pour elle, la version M/M était bonne, mais elle ne marchait plus aussi bien sur ce point, et je pensais la même chose qu’elle, donc ça m’est apparu très juste. 2) Le deuxième était un conseil : ne pas m’enfermer dans un genre. Je lui avais expliqué que je comptais me spécialiser dans le M/M et elle me l’a fermement déconseillé. Elle m’a décrit le M/M comme un phénomène débutant en édition, de niche, et un an après je continue à la louer de m’avoir donné ce conseil […].

L’écrivaine trouvait également que son texte était meilleur avec un « couple » hétérosexuel car il permettait aux lectrices de s’identifier au personnage féminin et c’était le but qu’elle recherchait. De plus, Karine Lanini l’a mise en garde contre le fait de « [s]’enfermer dans un genre », notamment dans celui de la romance homosexuelle qui est encore peu présent sur le marché. Bien que cette fanfiction devenue, après un long travail de réécriture, une fiction originale met en scène une femme et un homme, Valéry K. Baran n’a pourtant pas délaissé le genre M/M. Elle a en effet publié aux éditions Laska Quatre ans, deux mois et dix-huit jours ainsi que Cinq ans et neuf jours, qui sont deux e-books de romance homosexuelle. Récemment, les Éditions Harlequin lui ont proposé d’écrire une nouvelle sur le thème du rugby et elle a choisi de mettre en scène deux hommes. Elle explique que pour les convaincre, elle leur a envoyé une fanfiction qu’elle avait rédigée sur le fandom Starfighter et qui portait entre autre sur un jeu de ballon. Son éditrice, très intéressée, lui a soumis l’idée de la transformer en fiction originale. Cependant, l’écrivaine a détourné cette proposition et a opté pour un texte tout à fait nouveau, montrant encore une fois son envie de progresser et de ne pas se servir de ses anciennes fanfictions.
Valéry K. Baran est donc bien une auteure « hybride » puisqu’elle écrit à la fois des romances hétérosexuelles et homosexuelles et elle exprime son enthousiasme quant à cette diversité : « Le fait d’écrire les deux m’offre une liberté et un souffle qui est formidable. J’adore toujours le M/M mais c’est en fait génial de pouvoir avoir cette ouverture quant à ce que j’écris. » Son exemple permet de mettre en lumière le fait que la romance homosexuelle érotique arrive sur le marché français et que certains éditeurs ne semblent pas récalcitrants à publier un tel genre. De plus, les écrits de cette auteure, nous semble-t-il, ne font pas partie de la littérature industrielle, en ce sens qu’elle a choisi de retravailler chacun de ses textes ou de se lancer le défi d’en écrire de nouveaux. Bien que les genres de la romance et de l’érotisme soient vus comme des « sous-genres » par les garants de la littérature de production restreinte, nous soutenons que les nouvelles de cette écrivaine possèdent un réel talent littéraire et stylistique et que l’érotisme présent n’est pas un prétexte de vente : L’Initiation de Claire questionne en profondeur le type de sexualité qu’est le BDSM par l’intermédiaire de l’incertitude et des peurs du personnage principal.

Cas de Valéry K. Baran (suite)

Conclusion

[…]

Le genre de la romance homosexuelle commence également à prendre place dans la littérature publiée. Il reste pour le moment une niche et les éditeurs hésitent encore à le publier même si quelques groupes de fans tentent de mettre sur pied des structures promouvant ce genre littéraire. On remarque également que quelques écrivains issus du monde de la fanfiction proposent ce type de textes aux maisons d’édition et qu’ils sont parfois acceptés. Le cas de Valéry K. Baran est tout à fait pertinent. Cette auteure de fanfiction publie aujourd’hui des romances érotiques hétérosexuelles et homosexuelles chez Harlequin et Laska. De plus, même si la romance et l’érotisme sont méprisés par les garants de la « vraie » littérature, il est évident qu’elle a un fort potentiel littéraire et que ces nouvelles sont d’une qualité bien supérieure aux deux best-sellers cités ci-dessus [Cinquante Nuance de Grey et After], ce qui remet en question l’idée selon laquelle les fanfictions ne possèdent aucune qualité littéraire et sont apparentées à la littérature industrielle.

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2 réponses

  1. Amélie dit :

    Wow, ça donne envie de lire le reste ! L’analyse est très intéressante. Merci d’avoir partagé ça avec nous !

    • Valéry K. dit :

      Le mémoire en entier, et notamment la comparaison qu’elle fait avec la littérature industrielle, est excellent. Je lui ai suggéré de le publier sur le net. J’espère qu’elle le fera. 🙂

Répondre à AmélieAnnuler la réponse.

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